16.7.08

Histoire d'un portrait I:



J'étais l'étrangère de passage. La feuille blanche à remplir dans l'attente de rencontres ponctuelles qui passeront aussi vite qu'elles se logeront sous la couverture du passé. Des personnalités comme des petites lettres sur un carnet qui se sont révélées riches et entières.
Ici le portrait de Beaver, croisé à plusieurs reprises entre conversations paisibles et euphories kétaminiennes.

Si l'on organisait un absurde classement social des individus, Beaver serait un « personnage ». Celui dont le charisme n'échappe pas aux foules qui prennent un malin plaisir à l'observer le regard rond comme des billes. Il attire la fascination par ses gestes libres d'excès et ses expressions ouvertes. Avec ses rondeurs, il gagne une certaine docilité qui le rend accessible aussi bien que toute confiance lui soit accordée d'entrée de jeu. Les gens viennent, tentent de le toucher, mais Beaver n'est pas un personnage de foire, ni un objet de divertissement, il se livrera ou préfèrera bondir et laisser son corps s'exclamer sous les sons, devenir semi-imperméabilité.

Je devais être sur un siège placé au dessus des nuages, mais le sort en aura fait autrement et vingt quatre heures supplémentaires me seront livrées de force pour adresser mes adieux à Montréal. Fred mon colocataire me retrouva assise sur le canapé du salon quelques heures après mon soit-disant départ. Il ne me demandera pas d'explications et se contentera de secouer la tête en souriant ( Sous entendu « Ahhhhh, avec toi, ça ne s'arrête donc jamais »).
Il lancera donc le programme: un concert accompagné de quelques verres de whisky. Aussitôt, nous nous lançâmes à l'assaut des -30°C extérieurs. La soirée se passera et nous croiserons Beaver qui apprendra mon départ. L'excuse sera attrapée au vol pour prolonger la nuit et la transformer en une seconde journée à partager en trio sous l'ordre de la célébration.
Beaver partira à la chasse aux drogues, Fred lui, accoudé au bar à l'alcool. Une fois les ingrédients réunis sur la table, Beaver se lancera dans toutes sortes de curiosités bavardesques, des noeuds de phrases sortiront spontanément avec une telle habilité que presque chacunes d'elles me voleront un fou rire. Oui c'est certain, le ridicule ne tue pas. Lorsque la musique se coupera brutalement au milieu de notre conversation (nous porterons bien évidemment le chapeau de cet incident technique), il hurlera les plus crédibles insanités d'un naturel déconcertant. Ses impulsions verbales indisciplinées n'échapperont à aucune paire d'oreilles environnante. "Quelle joyeuse bande de crackheads". Le gérant du bar débarque avec pour mission d'éradiquer ce qu'il croit être une situation de débordement.
Acte de barbarie!!!
Peu importe, personne ne se sentira l'âme d'un justicier... nous nous mettrons donc sur la route de la maison, à l'abri des préjugés qui cèdent à la facilité.

Le lendemain, je retrouvais Beaver sur le canapé. Quelques vapeurs nocturnes perceptibles sur ses traits du visage. Il deviendra ma boule anti-stress de mes derniers instants sur Montréal.
Lorsque l'échange se fait aussi naturellement auprès d'un inconnu, c'est là signe d'une entente qui n'a besoin d'aucun morceau de passé pour naître librement. J'ajoutais là une dernière carte à mes portraits de famille. Ce départ repoussé prendra presque un sens, une signification réelle au fur et à mesure de sa présence à mes côtés . Il s'avèrera être le compagnon idéal pour m'aider à refermer mes valises, chasser au mieux l'angoisse du retour et partager avec moi un repas au chinois à trois sous du coin. Nous échangeâmes notre satisfaction à passer ce court temps à glisser des mots l'un d'en l'autre.

Le dessert a pointé son nez, le moment venu d'éventrer un fortune cookie avant d'en finir pour de bon. Son message à l'intérieur m'adressa ces mots:
« le meilleur prophète du futur est le passé »
Ensuite le temps s'est arrêté, j'ai décollé vers le futur avec comme bribe du passé, ces mots recrachés, ces instants et ce portrait.